Prof Pascal Nery Jean-Charles, DFS, Msc, MA
President de l’Association Haitienne de Psychologie
Selon une enquête dont les résultats ont été présentés en janvier 2022 par l’Observatoire citoyen pour l’institutionnalisation de la démocratie 82 % des haïtiens rêvent de quitter le pays. En effet, depuis plus de trois ans nous vivons une situation de chaos dans le pays, d’insécurité, d’absence de justice, de viol collectif, de kidnapping et d’une crise socio-économique. Un tel environnement créé une situation d’anxiété, ainsi qu’un sentiment de désespoir chez nombreux de nos concitoyens. Suite à une campagne sur la dépression menée par Collinx Mondésir supportée par l’Association Haitienne de Psychologie à travers sa ligne d’urgence 29199000 de septembre à octobre 2022 nous avons reçus 332 appels 19 % étaient liées à la dépression. En outre, comme peuple nous avons aussi connu un traumatisme historique considérant les différents moments de notre histoire.
Ainsi, nous connaissons en Haïti des évènements traumatisants depuis plusieurs décennies. Dans le cadre de la préparation d’un sommet scientifique sur la psychologie en Haïti et le rôle de la psychologie haïtienne, Judite Blanc Docteur en psychologie a identifié quatorze périodes de notre histoire à considérer pour aborder les causes profondes et les solutions à la crise actuelle.
- 1492 : le “début” de l’histoire : Invasion d’Hispaniola
- 1496-1697 : Colonisation espagnole
- 1625-97 : Colonisation française
- 1789-1804 : Révolution(s)
- 1804-20 : Paix rompue et guerre civile
- 1825-1914 : La rançon de l’indépendance
- 1915-37 : L’occupation américaine et le massacre du persil
- 1954-71 : François “papa doc” Duvalier prend le pouvoir.
- 1971-86 : Le règne et la chute de Jean-Claude “baby doc” Duvalier
- 1990-2004 : Élu. Exilé. Réélu. Ré-exilé.
- 2004-08 : Élections libres, catastrophes naturelles
- 2010-15 : L’arrivée au pouvoir du Parti Haïtien Tet Kale : tremblement de terre, choléra, détournement du fonds Petro-Caribe et poursuite de l’instabilité.
- 2016-19 : L’ouragan Matthew frappe dans un contexte de retard de financement, « Peyi Lòk ».
- De 2020 à aujourd’hui : COVID-19, Massacre de La Saline, Gangstérisassions, Kidnapping, Crise des réfugiés, Assassinat du président, Crise du carburant, tremblements de terre.
Malheureusement nous n’avons tiré aucune leçon de notre histoire, et nous vivons sans nous soucier de l’impact que ces différents évènements pourraient avoir sur nous comme peuple. La littérature scientifique montre que les expériences traumatisantes peut générer un traumatisme historique qui ont quatre caractéristiques communes : a) elles sont subies par la majorité de la communauté ; b) elles produisent des niveaux élevés de tension ou de stress collectif ; c) il y a généralement des deuils massifs par la perte d’individue dans la communauté ou par la perte de traditions culturelles, et d) elles sont perpétués par des personnes extérieures à la communauté avec une intention destructrice.
Revenons sur la liste d’évènements qui ont marqué Haïti depuis 1492 nous retrouvons les quatre points mentionnés. Tous les haïtiens ou haïtiennes vivant en Haïti ou ailleurs sont affectés par ce qui se passe, indépendamment que vous aviez laissés, vous avez un parent ou un ami qui a été victime de l’insécurité en outre vous en êtes exposés dans les médias tous les jours. Nous vivons une situation de stress collectif et chronique nous avons peur pour notre vie ainsi que la vie de nos parents et amis, ce stress a un impact incommensurable sur notre santé biologique et impact la productivité des haïtiens vivant dans le pays. Puis nous avons honte de certaines de nos pratiques culturelles notamment le vodou. En plus, Haïti est marqué par une série de massacre perpétué de ses fils et filles mais aussi par des étrangers.
Comme la majorité des pays de la Caraïbes et de l’Amérique latine nous avons connu la violence de la colonisation, dans le cas d’Haïti la majorité des natifs de l’ile ont été exterminé, nos colonisateurs ont arrachés des africains de différentes zones d’Afrique pour les emmener en Haïti et les mettre en situation d’esclavage. Cette colonie a été construite sur la violence et l’exploitation, une mauvaise distribution de la richesse, une catégorisation basée sur la couleur et l’appartenance sociale. Plus de 200 ans après nous reproduisons les mêmes schèmes de comportement et de pensée de manière inconsciente, nous nous pensons inferieur comme peuple et nous valorisons tout ce qui vient de l’extérieur et nous rêvons de notre succès chez l’étranger. Nous n’avions pas pu construire une harmonie sociale, et jusqu’ici la question de la couleur reste un sujet d’actualité dans notre société que plusieurs acteurs politiques utilisent comme cheval de bataille. Plus ça change plus c’est la même chose.
Dans les populations qui ont subis beaucoup de violence, la situation vécue pourrait affecter la capacité des parents à élever leurs enfants selon certaines études. Dans les communautés traumatisées telles que celles de l’Amérique du Nord, des Juifs et des Noirs, on constate des altérations du schéma d’attachement des enfants et ils acquièrent une vision négative du monde et d’eux-mêmes, ce qui favorise des schémas de comportement inadaptés et des résultats négatifs en matière de santé mentale à l’âge adulte. Ils seraient importants qu’en Haïti nous étudions la dynamique familiale, le style d’éducation et évaluons le développement de l’estime de soi des enfants et de l’âge adulte. Ce que nous constatons chez la majorité des Haïtiens c’est cette perception négative du monde, du devenir d’Haïti. Nombreux sont les haïtiens qui dans leur discours utilisent des phrases comme : Haïti est un pays maudit, Haïti ne changera jamais, On ne vaut rien comme peuple. Est-ce qu’un peuple avec cette mentalité peut espérer le changement ?
Le sommet sur la Psychologie de La Paix va nous permettre de placer nos propres comportements et ceux des autres dans un cadre psychologique afin que nous puissions réfléchir et orienter nos actions dans un sens beaucoup plus constructifs. Tout changement viendra d’un changement de comportement de tout citoyen qui se sent concernés, des politiques publiques qui tiennent en compte le développement de l’être haïtien. Nous devons façonner des citoyens haïtiens conscient du trauma vécu qui sont prêt à rebondir pour se transformer, nous devons repenser l’éducation des futures générations. Traditionnellement, les conceptions des programmes ont été centrées sur les connaissances scientifiques et techniques et non à la connaissance des émotions. Ce manque d’intérêt pour l’éducation émotionnelle influence de nombreux dysfonctionnements social et émotionnel en Haïti.
Oui, Haïti peut changer, ça doit passer par des politiques publiques qui prennent en compte cette transmission transgénérationnelle des traumatismes qui ont un impact négatif en matière de santé mentale dans les communautés vulnérables et urbaines ou persistent depuis des décennies de la violence.
Bibliographie:
- Note conceptuelle du Sommet Psychologie pour La Paix en Haïti par l’Association Haitienne de Psychologie ,2022
- L.A. Marcynyszyn, P.S. Bear, E. Geary, R. Conti, P.J. Pecora, P.A. Day, et al. Family Group Decision Making (FGDM) with Lakota families in two tribal communities: tools to facilitate FGDM implementation and evaluation. Child Welfare 2012, pp 113
- J. Blanc, S. Madhere Pensée afro-caribéenne et (psycho)traumatismes de l’esclavage et de la colonisation Toubiyon Twoma Lesklavaj ak Kolonizasyon: Dangoyaj Panse Afwo-Karayibeyen. Québec : Les Éditions science et bien commun, 2017, 227 pp.
- T. Evans-Campbell. Historical trauma in American Indian/Native Alaska communities: a multilevel framework for exploring impacts on individuals, families, and communities. J Interpers Violence., 23 (2008), pp. 316-338

Universite Quisqueya, FSED
Co-Directeur Centre de Therapie La Petite Chenille
Psychothérapeute, DFS
Psychologue en Éducation, MA
Psychologue Clinique et de La Sante, MA
Président Association Haïtienne de Psychologie 2021-2023
Président de La Fondation Haïtienne des Troubles d’Apprentissage 2021-2023