KETTY ET PASCAL, POUR LA PROMOTION DE LA PAIX EN HAITI

Le petit dictionnaire Larousse définit la paix comme « État de concorde, d’accord entre les citoyens, les groupes sociaux ; absence de luttes sociales, de troubles sociaux » En Haïti, les conflits sont nombreux, de toutes sortes, inchangés et vieux de plusieurs décennies. Selon un rapport du Bureau Intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH), entre 2017 et 2019 les homicides ont augmenté de 42% au niveau national mais, de 66% à Port-au-Prince. En 2021, dans un rapport de Médecins sans Frontière (MSF), plus de 83% des patients traités ont été victimes d’actes de violence de 2015 à 2020.  Récemment, les violences extrêmes des gangs armés élus domicile dans plusieurs zones de la Capitale, ont été affreusement intensifiées. Par conséquent, la population prenant seule sa responsabilité, ne fait qu’infliger depuis plusieurs semaines, des punitions effrayantes et irréversibles aux bandits, à travers le mouvement « Bwa Kale ».  Sans oublier, les micros désaccords parfois évitables à travers les familles et les Institutions, on peut dire qu’Haïti est riche en conflits sur une base quotidienne.  Ceci pourrait laisser croire que la paix est une utopie chez nous.  Pourtant, ces situations devraient nous servir de tremplin dans la mise en œuvre de mécanismes puissants et durables pour la consolidation d’une société plus paisible. Une société, où la pratique de la paix et du Vivre ensemble demeure une priorité commune, parce que sans la paix sur un territoire, aucun développement n’est possible.  Chaque 16 mai, les Nations Unies célèbrent la journée internationale du Vivre ensemble en paix. En Haïti, cette journée devrait être l’occasion pour les Dirigeants d’attirer l’attention de tous les secteurs de la vie nationale, notamment,  les groupes armés sur l’importance de la paix. Dans le but d’apporter son humble contribution sur cette célébration, la Plateforme HAPPINESS COMMUNICATION rencontre à travers une double entrevue, deux grands instigateurs méconnus de la culture de paix en Haïti.  Il s’agit de Ketty LUZINCOURT, Spécialiste en Gestion de conflit et Construction de la paix, et de Pascal-Nery JEAN-CHARLES, Psychologue et Promoteur de la psychologie de la paix.  Avec eux, nous allons avoir une causerie intéressante sur la culture de la paix pour notre pays, de l’importance et des perspectives à longs termes de ce concept.

1- Bonjour Ketty, Bonjour Pascal, Comment allez-vous ?

Ketty : Je vais bien Rachel

Pascal : Je vais bien merci. Je suis content de faire cet entretien.

2- Pouvez-vous vous présenter aux lecteurs de la Plateforme HAPPINESS COMMUNICATION s’il vous plaît ?

Ketty : Je suis une experte en résolution de conflits et construction de la paix avec près de 20 ans d’expérience dans le domaine.  Ce qui m’a amené à effectuer des recherches, à développer des curriculums et un guide sur la médiation pour faciliter des séminaires, et des ateliers de travail. Je suis également membre du panel des conciliateurs au Centre International des règlements de différends relatifs aux investissements de la Banque Mondiale, médiatrice au bureau du conseiller-ombudsman en matière de conformité (CAO) de la banque mondiale, arbitre et médiatrice à la Chambre de Conciliation et d’Arbitrage d’Haïti.

Pascal : J’ai été primé par l’Association Américaine de Psychologie en 2022 pour mon excellent travail pour la Psychologie en Haïti. J’ai une maitrise scientifique en psychologie de l’éducation, une maitrise professionnelle en psychologie clinique et de la santé, puis un diplôme de formation supérieure en psychothérapie obtenus en Espagne, Madrid. Président de l’Association Haïtienne de Psychologie de 2021-2023, co- directeur et co-fondateur d’un centre de thérapie à Port-au-Prince pour les enfants neuroatypiques.

3- Ketty ! Vous êtes Spécialiste en Gestion de conflit, je suppose que vous n’êtes jamais lassée d’expliquer aux gens ce qu’est un Conflit et quelle sont d’après vous les causes les plus courantes des conflits en Haïti. Pouvez-vous satisfaire cette curiosité pour nous ?

Ketty : Un conflit est un désaccord entre deux parties. En Haïti, on peut parler de conflit socio-économique donnant lieu à des circonstances désagréables pour la coexistence et l’intégration sociale. Parmi ces situations, nous pouvons souligner :

1. La corruption.

2. Les inégalités structurelles persistantes.

3. L’absence de l’État et autres.

Les conflits socio-économiques peuvent être causés par plusieurs facteurs tels que la faiblesse du développement économique, le manque d’intégration économique, politique et sociale, la dépendance à l’égard des ressources naturelles et l’insuffisance des capacités étatiques. Les facteurs socio-économiques peuvent également être à la fois la cause du conflit et servir de remèdes pour le conflit.

Les conflits sont, de plus, exacerbés par des tensions politiques et la violence des gangs.

4- En termes de conflits sociaux, quelle comparaison faites-vous entre Haïti et les autres États lointains toujours en conflit comme la République Démocratique du Congo, le Nigeria ?

Ketty : Ce qui est différent c’est le contexte, mais, les facteurs sous-jacents sont les mêmes. En Haïti, nous n’avons pas de conflit ethnique ou religieux mais si on analyse les causes, les facteurs déclencheurs de conflit socio-économique, ce sont les inégalités structurelles, où un groupe monopolise les ressources du pays et a droit à beaucoup de privilèges qui sont refusés à d’autres groupes dans la société. On peut les considérer comme des laissés- pour-compte. L’Etat ne joue pas son rôle de régulateur, d’arbitre car la plupart du temps, le Gouvernement en fonction défend les intérêts des privilégiés.

5- En tant que Spécialiste en Gestion de conflit, avec quelle émotion constatez-vous ces conflits civils en Haïti notamment dans la Capitale ?

Ketty : La violence structurelle a entrainé l’escalade de la violence au niveau individuel ou de groupe en Haïti. Nous avons une population, une force de travail extrêmement jeune avec ou sans diplôme qui n’est pas absorbé par le secteur du travail. Ces jeunes mènent une vie oisive, vivant d’expédients, ne trouvant rien à faire, la plupart d’entre eux sont recrutés facilement par les groupes armés. Ils se laissent tenter par l’argent facile et le soi-disant « respect » que leur procure une arme par leurs actes de cruauté, proches de la barbarie.  Il y a un autre aspect de la question, les membres de ces groupes armés, sont également pourvoyeurs financiers de leurs proches.

5a) Les conflits ne sont pas seulement à résoudre, mais surtout à être anticipés.  Comment pensez-vous que les Décideurs politiques haïtiens peuvent travailler à la prévention des conflits violents ?

Ketty : L’action gouvernementale devrait être axée sur la construction ou l’édification de la paix. Pour cela, il faudrait :

a) Qu’on prenne conscience des problèmes existants en identifiant leurs racines.

b) Qu’on embauche des compétences nécessaires à l’élaboration de politique gouvernementale basée sur l’inclusion, l’intégration sociale des citoyens. Ainsi on pourrait aspirer à la  construction, à l’édification d’une société haïtienne vivant en paix. C’est un processus dynamique, permanent, étalé sur le temps.

6- « Si nous décidons de nous entendre, de faire la paix et de déposer nos armes à travers ce pacte pour la paix, c’est parce que nous sommes conscients que notre avenir et celui de nos fils et filles en dépendent ».  C’était la déclaration d’un Leader de Shada 2 en 2019 à un Média haïtien pour mettre fin aux guerres de quartiers populaires au Cap-Haitien à cette époque. Pour réaliser cet accord, la Commission Nationale de Désarmement, de Démantèlement et de Réinsertion avait joué un rôle considérable. Pensez-vous que cette commission peut effectuer un travail pareil à l’heure actuelle à Port-au-Prince ?

Ketty : La Commission de Désarmement, de Démantèlement et de Réinsertion (CNDDR) a donné de bons résultats quand il y avait un partenariat avec le PNUD à travers un programme de sécurité communautaire et la MINUSTAH, avec son programme de réduction de la violence. A la fin de ces programmes, les gouvernements successifs n’ont pas continué avec les programmes sociaux, économiques implantés dans les quartiers les plus vulnérables. Le volet démantèlement était pris en charge par la force multinationale de maintien de la paix, particulièrement dirigée par les militaires brésiliens. Maintenant, il y a une possibilité de maillage entre la Police Nationale, les forces armées et la Commission.

La Commission qui a été reconstituée, à mon avis, a privilégié le volet désarmement, par faute, peut-être de ressources financières et humaines. Elle devait s’informer de ce qui a été fait avant et d’approcher des bailleurs de fonds pour les aider, tout en ayant à l’idée, que ces projets vont s’arrêter dans 5 ou 10 ans, et que les gouvernements à venir devraient axer leur action gouvernementale sur des politiques de développement économique et d’intégration sociale capable d’absorber une grande partie de la force de travail composée de beaucoup de jeunes.  Ainsi, sera promu la mobilité sociale car l’ascenseur social est en panne en Haïti.

7- Psychologue Pascal, en tant que Spécialiste en santé mentale, pouvez-vous expliquer aux lecteurs ce qu’est la paix ? Et quelles sont d’après vous les causes réelles qui font que les haïtiens sont aussi conflictuels ?

Pascal : La paix est un concept assez intéressant. En philosophie et psychologie on parle de la paix intérieure. Cela fait référence au fait d’être mentalement ou spirituellement calme, avec suffisamment de connaissances et de compréhension pour surmonter l’anxiété ou un déséquilibre émotionnel. Être en paix, est considéré comme très sain. La paix intérieure, la sérénité et le calme sont des descriptions d’une volonté d’affronter la vie sans les effets du stress.

Mais l’intérêt de la psychologie ne se limite pas à cela, depuis la fin des années 80, un intérêt manifeste c’est montré pour la psychologie de la paix. La psychologie de la paix est un sous-domaine de la psychologie de la paix, et de la recherche qui traite des aspects psychologiques de la paix, des conflits, de la violence et de la guerre.

De ce point  de vue, la paix peut également être conceptualisée comme la mise en œuvre intégrale des droits de l’homme (droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels) ; Cela devrait, entre d’autres objectifs, garantir la satisfaction des besoins humains fondamentaux tels qu’une identité personnelle et sociale positive, un sentiment de contrôle, la sécurité, la justice (sociale), le bien-être, un environnement sûr et l’accès à la nourriture et à un logement convenable.

En fonction de cette définition, nous pouvons comprendre les causes d’Haïti sur le plan historique et identitaire, le fait que depuis plusieurs années nous avons grandi dans un environnement non sûr, injuste où l’accès aux besoins de base ont été inexistant. La situation de l’esclavagiste, les désastres naturels et humains pourraient provoquer des traumatismes chez de nombreuses personnes en Haïti, créant des shèmes  de pensées et de comportement inadaptés et dysfonctionnels. 

8- En janvier dernier, vous et d’autres partenaires aviez réalisé avec succès votre premier Sommet de Psychologie pour la paix au Cap-Haitien. Pouvez-vous davantage nous expliquer le terme la « Psychologie de la paix » Et pourquoi avez-vous initié le Sommet sur ce thème ?

Pascal : Préoccupé par la situation en Haïti depuis les 3 dernières années, l’Association Haïtienne de Psychologie a pensé qu’il était pertinent et indispensable d’organiser un évènement sur la Psychologie de la Paix. Car nous avions vu que la question de la Paix se pose surtout du point de vue socio-économique, mais que l’aspect psychologique est très peu prise en compte.

La psychologie est l’étude scientifique du comportement, pour comprendre ce que nous vivons en Haïti, c’est important d’analyser ce qui influe le comportement des individus impliqués dans la violence, pour arriver à proposer des solutions.

9- Selon vous, comment peut-on inculquer une mentalité de paix chez les haïtiens ?

Pascal : Il est important que l’Etat intègre dans ses politiques, des politiques qui s’alignent et sur la paix durable. Des politiques qui prennent en compte la santé mentale des populations à travers des programmes de santé mentale communautaire, afin d’accompagner ces communautés victimes et témoin de la violence a premier niveau.

Les dernières années et depuis plus de 200 ans, nous vivons des situations de violences extrêmes qui ne sont pas sans conséquences pour le bien-être de nos frères et sœurs. Il nous faut rompre avec le cycle de la violence. Premièrement, il est important qu’on soient conscients de comment notre histoire nous permet d’expliquer notre comportement d’aujourd’hui. De prendre conscience de notre identité étant que peuple.

En ce sens, on doit aussi penser à intégrer dans les écoles un programme d’éducation à la paix, la nouvelle génération doit apprendre à l’école comment avoir un comportement assertif, la promotion de nos valeurs étant que peuple et l’apprentissage de la résolution des conflits de manière non-violente.

10- Pour un mouvement de consolidation de la paix durable en Haïti, sur quoi les Organisateurs doivent-ils se baser pour aboutir à des résultats concrets ?

Pascal : La culture, l’identité, l’état de droit  et une société avec une meilleure distribution de la richesse.

11- En tant que Psychologue, que pensez-vous du mouvement « Bwa Kale » ?

Pascal : L’expression de la colère d’une partie de la population par rapport à la violence qu’il subisse.  La colère étant qu’émotion est un mécanisme de défense face à un danger pour soi-même.  Mais il faut savoir que la violence engendre la violence. La réaction d’une partie de la population bien que compréhensible pourrait augmenter la violence dans les communautés à l’avenir, à la fois comme un résultat de ce qu’ils ont connus, ils ont été violentés et un système de violence s’est instauré dans notre condition, normalisant ainsi la violence. Ça devrait rentrer dans la politique de l’Etat que faire après « Bwa Kale » pour aider la population à canaliser sa colère et se soigner des traumatismes vécus. 

12- Ketty ! d’après vous quel Ministère doit prendre en charge la vulgarisation nationale de la construction de la paix en Haïti ?

Ketty : Il y a plusieurs options mais celle-là est à l’échelle nationale, est de créer une unité de coordination au sein de la primature capable de mettre en œuvre l’action gouvernementale axée sur l’édification de la paix.  La mise en œuvre de cette politique nécessite une synergie entre les différents ministères, la société civile. L’action gouvernementale servira de boussole, par exemple, aux universités, aux centres de recherche de réfléchir et de produire des documents dans le domaine, aux écoles d’insérer des curriculums servant à éduquer les écoliers, aux organisations de la société civile œuvrant dans le domaine, d’élaborer et d’implanter des projets dans leurs zones respectives, en ciblant les groupes correspondants, en fonction des problèmes identifiés et d’apporter les solutions nécessaires.

Il faudrait aussi créer une synergie régionale et même internationale en identifiant les bonnes pratiques et les adapter à la réalité locale.

Je vous ai donné un concentré à développer par les décideurs. Mais Il est possible d’explorer d’autres options.

13- A vous deux quels seraient vos derniers messages pour l’instauration de la culture de la paix et du vivre ensemble en Haïti ?

Ketty : Comme je l’ai dit tantôt ou mentionné ci-dessus, un processus d’édification de la paix est permanent, dynamique. C’est un chantier énorme qui nécessite des compétences appropriées, aux bonnes places. Si l’on veut éradiquer la violence au sein de cette société, il faut la cultiver.

Pascal :  Comme je l’ai dit tantôt c’est important qu’on continue à réfléchir sur le rôle des sciences humaines et sociales dans le pays, pour contribuer à une société pacifique. C’est surtout important qu’il y ait toute une politique publique qui adresse la paix. Ces mesures doivent aussi s’accompagner avec une amélioration du système de justice des services.  Il nous faut tout un système d’éducation et de sensibilisation dans tout le pays.

Rachel : Un grand merci à vous deux pour votre disponibilité !

Pascal : Merci aussi Rachel

Ketty :  C’était un plaisir.

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