LES EDITIONS C3, POUR LA SURVIE DU LIVRE EN HAÏTI

Le 23 avril est la journée mondiale du livre et du droit d’auteur. Le livre est un outil précieux pour la diffusion de la culture et l’enrichissement de la connaissance. Cette date rappelle également la disparation et la naissance de grands noms de la littérature universelle dont Shakespeare et Cervantès. C’est une occasion de mettre en avant la lecture, le droit d’auteur et l’industrie de l’Édition. En Haïti, le livre reste un mystère tant pour les écrivains, les lecteurs et les éditions. Il serait tout court, absurde de parler de droit d’auteur et de l’industrie du livre. Le problème économique n’y est pas pour rien. Toutefois, certains ont su tenir bon malgré les conditions on ne peut plus difficiles dans lesquelles évolue ce secteur. Parmi, ceux qui résistent contre vents et marées, Fred BRUTUS de C3 Éditions continue d’allumer le flambeau du livre en Haïti.

À l’occasion de la journée mondiale du livre et du droit d’auteur qui est célébrée chaque 23 avril, la plateforme HAPPINEES COMMUNICATION ne saurait rester indifférente. Dans un entretien enchanté réalisé par Doudly PIERRE, Rédacteur de la plateforme, Fred BRUTUS, Fondateur de C3 éditions se fait le plaisir de répondre à nos différentes questions afin de nous éclairer davantage sur la situation du Livre, des auteurs, et sur l’Industrie de l’édition en Haïti.

1- Doudly:  Bonjour M. BRUTUS ! Comment allez-vous ?

Fred : « N ap batay,  n ap travay, pou bon bagay pou Ayiti »

2- Doudly : Monsieur Brutus, pouvez-vous nous parler un peu de vous ?

Fred :  Je me présenterais d’abord comme éditeur. En effet, j’ai fondé C3 Éditions en 2011. À date, nous avons publié plus de 300 ouvrages littéraires et plus de 200 auteurs haïtiens et étrangers.  Nous produisons également des manuels scolaires depuis 2015, et notre catalogue est riche de plus de 80 manuels scolaires, pour les classes de la maternelle au secondaire.Ensuite, je suis connu aussi pour ma longue carrière de journaliste. J’ai fondé plusieurs médias durant ma carrière, dont Télé 13. J’ai été également un correspondant de Reuters.

3- Doudly : Avant même d’aller plus loin, y a-t-il un avenir pour un Écrivain en Haïti ?

Fred : Voudriez-vous savoir si un écrivain peut vivre de son métier en Haïti ? On semble poser cette question presque pour tous les métiers qu’on exerce en Haïti de nos jours. Celui d’écrivain n’y échappe pas. Mais même avant cette situation socio-économique et politique inédite à laquelle notre pays fait face, très peu d’écrivains, pour ne pas dire aucun, vivaient exclusivement de la littérature. Il faut dire aussi que ce fait n’est pas seulement celui d’Haïti : ailleurs aussi on écrit avant tout pour d’autres raisons que celles de l’argent ou du gagne-pain. Donc, tant qu’il y aura des choses à dire, tant qu’il y aura des choses sur lesquelles écrire, des gens écriront. Mais c’est quand même bien de pouvoir vivre de son métier. De ce point de vue là, ça concerne presque tous les secteurs.

4- Doudly : Parlez-nous de la genèse du Projet C3 Éditions ? Qu’est-ce qui vous a

particulièrement motivé à entreprendre dans ce secteur ?

Fred :  C3 Éditions est née d’une volonté d’offrir du bon et du beau à Haïti. Ce n’est pas anodin si notre slogan est : « N ap batay, n ap travay, pou bon bagay, pou Ayiti ». On a aussi comme devise « Liberté, citoyenneté, littératures ». Si vous voyez bien donc, le civisme et l’esthétique sont au cœur de notre démarche. Notre premier ouvrage 100% Préval est né d’une volonté de faire témoigner des hommes politiques pour éviter leurs mauvaises expériences à la génération montante, car sans changement dans la politique, ce pays continuera de s’enfoncer. Donc déjà à cette époque, l’engagement citoyen était au cœur de notre mission. Cet engagement inoxydable se fortifie jour après jour et n’a pris aucune ride.

5- Doudly:  Ce n’est pas un secret pour personne, en Haïti de plus en plus d’écrivains ont du mal à se faire publier. C’est quoi selon vous qui est à la base de cette difficulté ? Et comment C3 Éditions l’améliore-t-elle?

Fred : Peut-être parce que beaucoup écrivent plus qu’ils ne lisent. Et dans ce cas, comment voulez-vous qu’un « écrivain » qui ne lit pas produise des œuvres de qualité, donc qui soient publiables ?   Toutefois, j’en conviens, beaucoup de créateurs rencontrent d’énormes difficultés pour se faire publier. D’abord, les causes sont d’ordre économique : les éditeurs ont de faibles moyens ; les maisons d’édition ne sont pas subventionnées en Haïti, ce qui pourtant se fait ailleurs. À titre d’exemple, l’ouvrage Haïti et le choléra de Ricardo Seitenfus (publié chez nous en 2018) a été traduit et publié en espagnol en République dominicaine. Là-bas, il se vend à 200 pesos parce que subventionné, or chez nous il se vend à 2000 gourdes parce que non subventionné, en dépit de l’importance de l’histoire pour Haïti.  Cependant, à C3 Éditions, nous faisons beaucoup d’efforts : 60% de nos titres sont publiés à compte d’éditeur, en dépit du fait que nous ne recevons pas de subventions ; nous organisons régulièrement des ateliers d’écriture à l’issue desquels souvent on trouve un recueil de textes de jeunes auteurs à publier ; nous avons institué depuis 2018 le Prix Amaranthe, un concours littéraire récompensant dans les catégories « Fiction » et « Poésie » des textes inédits, écrits souvent par des primo-auteurs.  Nous recevons une vingtaine de manuscrits par mois. Ils ne pourront pas tous être publiés, car ils ne sont pas tous de qualité et nous n’avons pas toujours les moyens financiers pour ce faire.

6- Une fois le tapuscrit en main, que doit faire un auteur qui voudrait publier avec les Éditions C3 ?

Fred :  Vous envoyez votre texte au courriel suivant : c3editions.haiti@c3editions.com. Vous indiquez quel type de publication vous envisagez. Si vous souhaitez être publié à compte d’éditeur, votre texte, une fois soumis et reçu, sera analysé par notre comité de lecture qui donnera son verdict dans un délai pouvant aller jusqu’à trois mois. Si vous voulez être publié à compte d’auteur, notre équipe vous soumettra un proforma après la soumission de votre tapuscrit et les indications que vous aurez données quant au format dans lequel vous souhaitez voir votre livre, etc.

7- Et pour les ouvrages scolaires tels que les livres pour les enfants en préscolaires, les livres de sciences sociales, biologie, chimie, etc.  Quelle est la situation de ce marché à C3 Éditions ?

Fred :  Eh bien, nous sommes parmi les plus grands fournisseurs et aussi l’un des meilleurs, si ce n’est le meilleur. Nos manuels scolaires sont produits par les professeurs qui tiennent compte du cahier des charges du MENFP, auxquels ils ajoutent leurs expériences et l’expérience recueillie d’autres pays. Nous produisons des manuels depuis 2015, et pourtant notre classement est très élevé. C’est le résultat d’une parfaite conjonction entre les professeurs et la maison.En plus de la qualité de nos ouvrages, nous accordons beaucoup d’avantages aux écoles qui achètent nos livres : formations pour les professeurs et pour les bibliothécaires, ateliers de lecture et d’écriture pour les élèves, réduction sur les prix de nos ouvrages littéraires, etc. Mais, vous savez, les parents généralement ont un faible pouvoir d’achat et la plupart des écoles ne veulent pas faire l’effort de se doter d’une bibliothèque…Notre principal message c’est de demander aux élèves et aux directeurs d’école d’arrêter le photocopillage qui, de façon inconsciente, prépare les voleurs et les fraudeurs de demain.

8- Doudly :  Depuis votre existence, avez-vous vaguement en tête le nombre d’auteurs haïtiens publiés depuis votre existence ?

Fred : Plus de 300.

9- Doudly:  Parlons maintenant de la lecture, comment pouvez-vous évaluer le lectorat haïtien en vous basant sur les livres vendus ?

Fred : L’équation du lectorat est très simple : ceux qui veulent lire n’ont pas d’argent, ceux qui ont de l’argent ne sont pas intéressés à la lecture. Un chiffre pour résumer le lectorat haïtien : le best-seller haïtien est de 150 exemplaires par an.  C’est pourquoi, malgré nos faibles moyens, nous faisons fonctionner deux bibliothèques au bénéfice de la communauté : la bibliothèque Dany Laferrière du Centre culturel l’Amaranthe aux Gonaïves et la bibliothèque Monferrier Dorval de notre bureau central à Delmas 31.

10- Doudly :  Comment estimez-vous la circulation du livre en Haïti puisque la majorité des maisons d’édition et des grandes librairies se trouvent à Port-au-Prince ?

Fred : La plupart des grands éditeurs ont des distributeurs autorisés un peu partout à travers le pays. C3 Éditions, quant à elle, a deux adresses : au 31, Delmas 31, vous trouverez son bureau central et au 90, rue Louverture, Gonaïves, sa principale succursale hébergée au Centre Culturel l’Amaranthe, en plus de ses différents distributeurs autorisés dans presque tous les départements du pays.

11- Doudly : Aujourd’hui nombreux sont ceux qui pensent que la littérature haïtienne tend à disparaitre avec la migration massive des écrivains vers l’étranger et la publication des livres dans les maisons d’édition étrangers, n’avez-vous aucune crainte là-dessus ?

Fred :  La question, dans une certaine mesure, a du sens. Justement, qu’est-ce qu’une littérature qui n’est pas lue par le peuple dont elle se réclame ? En effet, beaucoup d’œuvres littéraires haïtiennes publiées à l’étranger ne sont pas disponibles en Haïti. Mais d’autre part, ce raisonnement pourrait laisser croire que ne feraient partie de la littérature haïtienne que les écrivains haïtiens produisant en Haïti, que les œuvres produites en Haïti. Et dans ce cas, une bonne partie de notre littérature serait autre qu’haïtienne. En effet, nous ne parlerions plus de Dany Laferrière, de Louis-Philippe Dalembert ni de Jacques Stéphen Alexis comme des écrivains haïtiens, on éliminerait de notre littérature la majeure partie de la bibliographie de René Depestre, par exemple. Mais c’est justement pour ça que nous, à C3 Éditions, avons entrepris de rapatrier les œuvres de plusieurs écrivains haïtiens, dont ceux déjà cités. Dans ce processus, nous avons déjà collaboré avec Gallimard, Les Éditions du Rocher, Magellan & Cie, Le temps des cerises et Litraζdukt. Notre crainte est double : celle de cette migration intarissable à cause de tout ce que l’on sait, et aussi celle de ne pas pouvoir rendre disponible pour Haïti tout ce que ses fils et filles produisent ailleurs. Ce qui justifie le fait que nous travaillons à l’amoindrir.

12- Doudly :  Quelles sont les catégories dans lesquelles C3 publie des livres ? avez-vous une catégorie phare ?

Fred : Nous publions tous les genres : roman, nouvelle, poésie, essai, théâtre, etc. Tout nous intéresse, sauf ce qui aurait une visée raciste, sexiste ou homophobe.

13- Doudly :  Dernièrement, une Spécialiste en genre et cliente de C3 se plaignait de ne pas trouver aucun livre sur cette thématique.  Pouvez-vous expliquer l’absence des ouvrages de ce genre chez vous ?

Fred : C’est évidemment une thématique qui doit être explorée davantage, mais nous avons des ouvrages, de fiction ou d’essai, qui abordent des questions liées au genre : « Sombres existences » de Bergie Depta Léger (Prix Amaranthe 2018) relate un récit de violences conjugales ; « Alarive lavi » de Mélissa Béralus est un monologue théâtral hautement féministe ; l’organisation féministe dénommée SOFA vient de publier chez nous une enquête sur la (non)participation des femmes dans les élections de 2015 ; « Mur méditerranée » de Dalembert publié chez nous a une certaine portée liée aux questions de genre… Nous sommes ouverts à publier des essais qui abordent ces questions. Nous profitons donc de cette interview pour faire un appel aux spécialistes en genre et aux organisations féministes qui voudraient produire sur ladite thématique.

14- Doudly :  Vous avez à C3 une collection de textes retrouvés, pouvez-vous présenter cette collection aux lecteurs haïtiens ? En avez-vous d’autres ?

Fred :  C’est une collection qui se propose de ressusciter des ouvrages de grande importance littéraire et scientifique qui sont disparus des radars. C’est l’historien haïtien Michel Soukar qui la dirige. À date, nous avons remis en lumière plus d’une quarantaine de textes.  Nous avons bien sûr d’autres collections, dont : religion, zuit (qui contient de courts textes), pipirit (collection bilingue – créole et français – pour enfants), essai, bohio (qui publie des textes sur les relations haïtiano-dominicaines), etc.

15- Cette dernière question a plusieurs volets.  Pouvez-vous expliquer ce qu’est le droit d’auteur et sa situation au sein de la culture haïtienne ? Les jeunes ont de moins en moins d’intérêt pour la lecture quelle en est la cause d’après vous et que faire pour remédier à la situation ? Au sujet du livre et du droit d’auteur, quel serait votre dernier message aux lecteurs de Happiness Communication ?

Fred :  Le droit d’auteur est le droit de produire, de reproduire et de vendre une œuvre (littéraire, musicale ou autre) et de veiller à la manière dont elle est utilisée dans l’espace public. Dans l’industrie littéraire, ce droit est détenu par l’auteur et par l’éditeur. Pour une publication à compte d’éditeur, ce dernier détient généralement tous les droits commerciaux sur le livre. Mais l’auteur a toujours un droit moral sur son livre quand il n’est pas en même temps commercial. En Haïti, il y a le BHDA qui s’occupe de ça ; il a fait pas mal d’avancées sur la question, mais il y a bien sûr beaucoup à faire encore. Car c’est quelque chose de capital et pour le créateur et pour l’éditeur (ou le producteur si vous voulez).

Ce sont les écoles qui sont à la base de ce manquement, c’est-à-dire le désintérêt dont font montre beaucoup de jeunes pour la lecture. Les écoles, pour la plupart, sont des centres d’examens ; elles préparent les élèves seulement en vue des épreuves strictement scolaires. Elles ne les initient pas à la lecture, qui est la chose la plus essentielle dans l’apprentissage.

Quant au sujet du droit d’auteur, j’invite les lecteurs de HAPPINESS COMMUNICATION à organiser des événements, des débats sur la question.

Merci.

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3 Comments

  • Merci pour la conversation. Content de l’avoir lue !

  • Ekselan men nou bezwen liv an Kreyòl!

  • Ekselan men nou bezwen liv an Kreyòl tou!

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